Secret n°2 : Et concrètement ?

Une œuvre où il y a des théories est comme un objet sur lequel on laisse la marque du prix.

Marcel Proust, qui n’était pourtant pas le dernier pour théoriser pendant des pages.

– Chez nous, on ne plaisantait pas avec la sécurité.
– D’accord, mais concrètement, vous faisiez comment ?
– Par exemple, on organisait des opérations commandos pour tester la sécurité incendie. Vous auriez dû voir la tête des gérants…

Comparez les deux phrases en gras ci-dessus.

La première phrase dit une généralité. On est très sérieux avec la sécurité, ça c’est sûr. La sécurité, tout le monde est pour. Mais on ne dit pas grand-chose d’intéressant. On n’a jamais entendu personne dire qu’elle était « contre » la sécurité.

La deuxième phrase commence à raconter une histoire. Le lecteur se fait tout de suite une image des valeurs de l’entreprise, et il a envie de connaître la suite. La théorie suivra ensuite, mais seulement une fois que le lecteur aura compris pourquoi c’est intéressant. Et il imagine tout de suite la tête des gérants.

Pour que le lecteur comprenne l’intérêt d’une théorie, rien de tel que de le mettre en situation. Quand on maîtrise très bien un sujet, on peut être tenté de trouver tout cela évident, de faire des allusions abstraites. Mais si votre lecteur ne connaît rien à votre sujet, il doit d’abord avoir une image en tête.

Mettez du concret

Ceux que j’ai déjà interviewé le savent: je passe mon temps à leur demander « et concrètement ? »

C’est quoi, le flex office ?

Quand vous dites que le bruit sous-marin est dangereux pour les animaux, quel est le problème au juste ?

Pourquoi cette innovation va changer les choses, exactement ?

Comment vous avez monté votre équipe de hockey ?

Quand vous répondez à de telles questions, vous commencez à raconter une histoire.

VV Nincic, "Busy Kitchen" Flickr CreativeCommons

En ce moment, je suis en train de lire un roman québécois intitulé Le Plongeur. C’est de la fiction bien sûr, mais une fiction qui nous en apprend beaucoup plus sur les conditions de travail dans les restaurants que tous les rapports techniques du monde. Le récit de Stéphane Larue est plein de vie, de ressenti. D’odeurs et de sons. On est dedans avec lui.

Dans la cage d’escalier résonnaient déjà les bruits du premier service. C’est une rumeur que j’apprendrais à décoder vite. Portes de four et de frigo qui se referment avec un choc sourd. Ustensiles et porcelaine galvanisée qui s’entrechoquent dans les bacs à vaisselle sale. Ventres de poêlons qui raclent la fonte des fronds du four. Cuisiniers qui se gueulent des temps de cuisson, qui coordonnent les plats chauds et les plats froids.

Stéphane Larue, Le Plongeur, le Quartanier, 2019.

Qui ? Quand ? Quoi ? Comment ? Pourquoi ?

Vous voulez essayer ? Allez-y. Prenez le sujet qui vous préoccupe actuellement, et rendez-le concret en incluant dans votre histoire les fameux cinq « Q » des journalistes:

  • Qui ? Qui sont les personnes concernées ? Quel est leur métier, leur apparence physique, qu’est-ce qui les passionne ?
  • Quand ? A quel moment de l’année sommes-nous, quel est le contexte ?
  • Quoi ? Qu’est-ce qu’il se passe ? Quel est le problème ? Même si cela vous semble évident, reprenez depuis le début.
  • Comment ? Racontez comment la situation se déroule. Décrivez les objets utilisés, les méthodes, les techniques, et pourquoi pas les odeurs et les sons.
  • Pourquoi ? C’est ici qu’on retrouve la théorie. Maintenant qu’on a décrit la situation, on a envie d’en comprendre les raisons.