La vie, la vraie, la mal rangée

Le monde est plein d’évidences que personne n’a jamais l’occasion d’observer.
Sir Arthur Conan Doyle, Sherlock Holmes: Le chien des Baskerville, 1902.

– Tu es sûre que tu es prête à faire la vaisselle ?
– J’en serai ravie. Tant que ça me donne une bonne excuse pour sortir de chez moi.

Avril 2020. Dehors, une pandémie de Covid-19 nous assignait à domicile jusqu’à une date incertaine. Après un bon mois de confinement, j’avais fait le tour de mon appartement et de mon ordinateur. J’avais bouclé tout le boulot en retard. J’avais fini Moby Dick (à la fin, c’est la baleine qui gagne). J’avais lessivé les plafonds (deux fois), refait mon site Internet (il vous plaît ?), et le besoin me démangeait de mettre les pieds dehors et de rétablir des relations humaines ailleurs que sur un écran.

J’ai vu sur Facebook qu’un petit resto de mon quartier avait rouvert ses cuisines pour préparer des petits plats pour les soignants et les personnes, nombreuses dans le XXe arrondissement de Paris, qui n’avaient plus de quoi nourrir leur famille. Au téléphone, Chérif, le patron, m’a raconté leurs premiers efforts pour organiser les équipes de bénévoles, la joyeuse pagaille et la fatigue qui leur tombait dessus. Alors oui, ils avaient besoin de renforts. Notamment à la plonge.

Un jour sur deux, je me suis donc mise à récurer des plats de lasagnes, un masque sur le nez. Autour de nous, Oumou régnait sur une brigade de commis de cuisine chargés de débiter les céleris et d’éplucher les topinambours (vous avez déjà épluché des topinambours ? c’est long). Vincent revenait d’une expédition à Rungis où il avait récupéré des palettes entières de viande et de légumes invendus, faute de restaurants ouverts. Riad notait les commandes des services hospitaliers de toute la ville – soixante repas pour Tenon, quarante pour Maison-Blanche, et on n’oublie pas les brancardiers! Bernez distribuait les aliments qu’on n’avait pas cuisinés à une file, toujours plus longue, d’habitants du quartier. Cyril refaisait une tournée de cafés pour tout le monde. Boris lançait un morceau de Blondie pour motiver les troupes. Chérif s’agitait dans tous les sens, et vidait le fond de la caisse du resto pour acheter des barquettes qui permettraient de livrer des repas chauds aux SDF du quartier.

Mieux qu’une théorie: des êtres humains

Assise à une petite table de bistro, entre les éplucheurs de légumes et les emballeurs de barquettes, Hélène tentait de se concentrer pour rédiger l’appel aux dons qu’on publierait sur les réseaux sociaux. Partout en France, les camarades assignés à domicile nous répétaient qu’ils avaient envie de faire quelque chose, ne serait-ce qu’en donnant un peu d’argent. Torchon à vaisselle à la main, je me suis penchée sur son écran. Comment tu formulerais ça ? m’a demandé Hélène.

Passe-moi le clavier. On ne va surtout pas faire de théorie. On va raconter les cagettes de légumes. Les voisines qui passent nous offrir un euro ou deux oignons. L’épuisement de Valérie et Monica après avoir cuisiné 300 repas. Les sourires des habitants du foyer de travailleurs sans-papiers qui mangent enfin quelque chose de chaud. On va raconter le carrelage qui glisse et les engueulades sur des plats mal étiquetés. La vie, la vraie, la mal rangée. Parce que ça fait un bien fou de la retrouver.

Et maintenant ?

Je n’ai participé à cette aventure-là que pendant trois semaines, mais certains bénévoles donnent de tout leur temps et de toute leur énergie depuis deux mois et demi déjà. Aujourd’hui, le restaurant a réouvert. La seule théorie qui tienne, c’est sans doute celle que Chérif a formulée entre deux livraisons:

« Je ne me serais pas vu fermer le rideau de fer en attendant que ça se passe. Ici, c’est pas seulement un endroit où on mange et où on boit. C’est une communauté de quartier, c’est des gens qui se serrent les coudes. Alors oui, on est fatigués, mais demain à 8h, on sera sur le pont. Il s’est passé quelque chose d’important, ici, pendant ces deux mois. Mine de rien, avec nos barquettes de lasagnes, on fait de la politique. »

Qu’est-ce qu’il s’est passé, au juste ? En théorie économique, on appelle ça trouver sa raison d’être: notre place dans la société, au-delà de ce qui fait rentrer du cash. La raison pour laquelle on se lève le matin, et qui donne du sens à ce qu’on fait au quotidien, pandémie ou non, que le chiffre d’affaires rentre ou non. Et qui reste là même quand le chiffre revient.

Ils sont beaucoup, ces temps-ci, à théoriser, sur « Le monde d’après ». Il y a eu beaucoup de grandes phrases. Mais dans la vie, la vraie, la mal rangée, un monde d’après qui tourne rond sera fait de restos comme le Quartier rouge. Où le modèle économique découle de principes bénéfiques à la société, et en devient d’autant plus solide.

Allez y faire un tour. C’est au 24, rue de Bagnolet, Paris XXe et accessoirement, les accras de poisson sont fabuleux.